Carlos Calvo Muños

 

Un point de vue très personnel: Calvo Carlos Munoz fit ses études à Santiago du Chili où il suivit les cours que donnait Paulo Freire. À présent lui-même éducateur de profession, il décrit sa fascination pour les idées freiriennes et l’influence qu’elles ont eue sur lui et sur sa carrière. Cet article a été rédigé à la lumière d’une étude de terrain sur la vie des enseignants réalisée dans le cadre du projet FONDECYT 1050621/2005 et intitulée «The sociocultural construction of professionalism in teaching: social, political and educational commitment» (la construction du professionnalisme socioculturel dans l’enseignement: engagement social, politique et éducatif).

 

La présence subtile du maître: l’influence de Paulo Freire sur ma formation

Je fis la connaissance de Paulo Freire au cours de ma première année de philosophie à l’université catholique de Valparaíso. La fédération d’étudiants m’avait envoyé avec Teresa Moya, qui étudiait l’espagnol, à Santiago pour que nous nous formions à l’alphabétisation auprès d’un exilé brésilien récemment arrivé au Chili. Freire nous accueillit à Santiago dans son portugnol1 exquis et nous introduisit à l’univers de la pédagogie. Si je ne me rappelle pas l’entretien dans son intégralité, je me souviens en revanche de son impact profond: je m’aperçus que je ne voulais plus devenir psychologue et optai définitivement pour la pédagogie.

Freire nous enseigne qu’éduquer est une chose simple et merveilleuse, qui requiert un dévouement sérieux et rempli d’allégresse, que nous sommes des éducateurs-élèves et des élèves-éducateurs. Il semble jouer avec les mots, tandis qu’il les ordonne pour nous surprendre. Il nous dit qu’il est insuffisant de dire «éducateur», car ce terme éclipse ou nie «l’élève» qui est toujours présent en l’éducateur. Il nous a aussi enseigné que l’on n’apprend rien de manière définitive, mais qu’on est un éternel «apprenant» ou, chose fantastique, un éternel «ignorant».

Le trajet de retour à Valparaíso, après une journée passée à Santiago, se faisait à chaque fois dans l’enthousiasme d’avoir découvert qu’éduquer est un acte d’engagement simple et ludique, que nous sommes tous cultivés et que, sans tomber dans des formules à l’emporte-pièce qui camouflent des discriminations et marginalisations, nous faisons tous de la culture. Dans tout processus éducatif, il est nécessaire, bien qu’insuffisant, que l’autre «apprenne à dire ce qu’il a à dire» sans charlatanerie ni activisme. J’ai encore présent à l’esprit cet éboueur rencontré dans le cadre du projet «La educación como práctica de la libertad» [L’éducation en tant que pratique de la liberté], qui découvrit qu’il était cultivé parce qu’il aidait au maintien de la propreté dans la ville. La découverte que la culture est ce que font les hommes et les femmes, qu’ils soient analphabètes ou lettrés, m’a conforté dans ma décision et m’a fait prendre pied définitivement dans le domaine éducatif.

Cet homme, qui faisait de la culture au moyen et sur l’arrière-plan des immondices, n’a jamais rien su de mon existence et je n’en ai pas appris davantage sur lui, sinon que c’était un éboueur «apprenant à dire ce qu’il avait à dire». Il n’a jamais su combien il avait aidé un jeune étudiant en pédagogie à comprendre ce qu’est l’éducation. Sa «parole», aussi subtile que précise dans cette affirmation, a eu sur moi un impact, aussi doux que radical, à l’instar du battement d’ailes d’un papillon provoquant une tempête des milliers de kilomètres plus loin (Calvo 2005). Tant Freire que l’éboueur anonyme, frères dans le dialogue, m’ont enseigné que l’éducation était cela et rien de plus. Que l’éducation est innocence et non pas naïveté. Que toute la complexité inhérente à ce processus y est renfermée, n’attendant que d’être révélée avec l’aide d’un pédagogue.

Des années plus tard, alors que j’exerçais déjà le métier d’éducateur, Paul Siegel, professeur à l’université catholique, nous parla d’un professeur de musique en milieu rural qui, revenant quelques années plus tard dans son ancienne école, entendit sur le chemin de l’école ses anciens élèves chanter des chansons qu’il ne leur avait jamais enseignées. Cet enseignant, par l’intermédiaire du récit de Paul – quelle curieuse proximité linguistique avec le prénom Paulo! –, me surprit en nous disant qu’on n’enseigne pas pour que l’autre répète, mais pour que l’autre crée quelque chose de nouveau, pour qu’il chante des chansons qu’on ne lui a jamais enseignées (Calvo 1989).

Le disciple n’est pas celui qui imite le maître, mais celui qui crée et qui, pour créer, conserve, à l’instar de la vie qui se réinvente, en changeant et en conservant à chaque instant. C’est pourquoi l’éducation est autant conservation que changement. Aucun de ces deux aspects ne prédomine, ni n’est a priori préférable à l’autre. Avant de changer quoi que ce soit, il faut savoir que conserver; et pour savoir que conserver tout au long de l’évolution, il faut savoir ce pour quoi on change. Ce que l’on conserve ou change est toujours un modèle sujet à de subtiles perturbations qui se déploient comme une fractale tout au long d’un processus de rétroalimentation auto-organisée.

La construction du futur, qui recèle des mondes possibles, requiert de naviguer «dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes» (Morin 1999), pour transformer le possible en probable et le probable en réalisable. Par conséquent, le rôle de l’éducateur est d’intégrer l’élève dans la construction du futur en allant du possible au probable et du probable au réalisable. Il s’agit d’une tâche politique requérant un engagement pour esquiver les subtilités infinies qui peuvent se mettre en travers de la route.

Cependant, il n’y a pas que le futur qui soit possible, le passé l’est également. Le passé est possible parce que le souvenir le redéfinit dans l’expérience subjective du sujet. Il ne s’agit pas de changer les faits, mais que le souvenir se reconstruise en permanence. Le passé est un passé possible parce que j’infère maintenant des conversations que j’ai eues avec Freire il y a des dizaines d’années des idées et des relations que nous n’avons absolument pas conservées, bien que leurs germes aient attendu les conditions nécessaires pour développer leur complexité. Même si nous les avions conservées, il est fort probable que mon enthousiasme et mon manque d’expérience juvéniles m’auraient amené à emprunter des chemins différents et m’auraient donné une autre compréhension des propos tenus.

Une illustration frappante en est notre expérience d’alphabétiseurs dans le cadre du «trabajo de verano» [Travail estival], effectué conjointement par les trois universités de Valparaíso (pontificia universidad católica de chile, Universidad de Chile et Universidad Técnica Federico Santa Maria). Nous avions commencé par enseigner à des étudiants comme nous, puis nous nous étions rendus dans le Sud où nous avions alphabétisé un certain nombre de personnes. Lorsque, fiers et satisfaits de notre travail, nous allâmes en rendre compte à Paulo Freire, à mon grand trouble, ce dernier se moqua de notre travail, qu’il trouva, au vu de ce que nous lui rapportions, mal fait, mal ciblé… Bref, d’après Freire, nous n’avions rien fait de bien, si ce n’est de vouloir enseigner et de faire preuve de sincérité dans nos désirs et de respect envers les autres personnes. Il est vrai que nous avions utilisé des thèmes générateurs urbains et non pas ruraux, ni même spécifiques à la région. D’après lui, nous n’aurions pas pu cumuler davantage d’erreurs. La situation se révéla très embarrassante pour nous et j’imagine qu’elle l’était aussi pour Paulo qui, sans négliger de pointer nos erreurs, nous avait montré de manière dialogique quelle voie emprunter.

cela est important car paulo a su faire de nous des éducateurs ne désespérant pas que l’éducation soit possible et ne pas nous abandonner au triste sort d’enseignants désabusés et sceptiques quant à leurs propres capacités et à celles de leurs élèves.

Je considère ce moment comme crucial dans ma vie. Je crois qu’une critique mordante de la part de Freire aurait suffi pour catapulter ma vie dans une autre direction. Peut-être serais-je revenu à mon projet initial d’étudier la psychologie ou aurais-je poursuivi mes études de philosophie pour aller grossir les rangs de ces professeurs qui rejettent la faute sur leurs élèves qui n’apprennent rien de leurs cours répétitifs, ou dieu sait ce que j’aurais fait de ma vie.

Mais Freire étant heureusement Freire, il n’a pas pu être blessant: il a ri de bon cœur, mais sans faire de peine. Il s’est amusé de nos erreurs qui lui ont paru incroyables, tout en nous nous traitant avec gentillesse et en nous montrant comment surmonter ces erreurs une bonne fois pour toutes. Je dis bien une bonne fois pour toutes. C’est à ce moment que j’ai appris à éduquer. Je devais désormais apprendre les milliers de contenus et leurs relations infinies que j’allais devoir enseigner par la suite.

Quelques années plus tard, une de mes étudiantes de première année de pédagogie à l’université catholique de Temuco (calvo 1988a), aussi peu expérimentée que moi à l’époque de mes premiers entretiens avec Freire, m’écrivit dans un travail que l’éducation relève du pouvoir être et non du devoir être. Je fus ébranlé par cette affirmation aussi précise que simple et élégante. J’allai la trouver pour lui demander de développer cette affirmation. Elle n’en était pas capable. Cela lui avait juste traversé l’esprit.2

que l’éducation relève du «pouvoir être» signifie que c’est une pure possibilité qui se construit et se rétroalimente à mesure que le temps passe en un mouvement de spirale, dans lequel la temporalité linéaire n’est pas médullaire. On avance et on recule, on ne cesse de comprendre et de confondre, parce que chaque nouveau savoir génère des lacunes infinies. En somme, l’éducation tend vers la liberté en faisant des détours interminables. Pour cette raison, l’éducation ne peut être normative, comme l’école a tendance à l’être.

Ce cadeau de mon étudiante m’a permis de comprendre et de définir l’éducation comme le processus de création de relations pos-sibles et la scolarisation comme le processus de répétition de relations préétablies. (Calvo 1987b, 1989, 1990)

L’éducation et la scolarité, à savoir l’éducation entre les quatre murs de l’école, sont toutes deux des processus. Cependant, le processus éducatif s’écoule dans une spatio-temporalité historique chargée de subtilités émergentes, de détours et de rétroalimentations, tandis que le processus scolaire se déroule dans une temporalité linéaire et dans un espace restreint monoproxémique, dans lequel le déroulement du moindre processus est prévu afin d’éviter les distractions et les pertes de temps, bien que rien de cela n’arrive dans la nature. Grâce à la temporalité historique et à l’espace multiproxémique (1987a), le processus éducatif est pure création, car il rétroalimente ses propres processus en permanence. Il ne peut s’en empêcher.

Caractérisés par la linéarité spatio-temporelle, les processus scolaires ne se rétroalimentent pas. Ce n’est pas uniquement une question de rythmes scolaires, ni de salles de cours aux fenêtres peintes, mais cela tient à un fait très grave: au lieu de susciter l’enthousiasme pour les mystères et réalités complexes que recèle sa «matière» d’enseignement, le professeur devient l’esclave du temps et avance inexorablement sans s’occuper de manière appropriée de l’élève qui ne suit pas. Le temps linéaire et l’espace restreint prennent possession de l’esprit des professeurs et des élèves, en les rendant répétitifs et en les éloignant de leur condition d’éducateurs-élèves. Pour justifier les tâches que l’on donne à exécuter, on s’habitue à donner différentes explications qui ne sont pas fausses en soi, mais superficielles dans leurs fondements et inférences. On met en doute les capacités des élèves, on met en cause la quantité de contenus qu’ils doivent «voir», on soutient qu’il n’est pas possible de s’occuper d’un si grand nombre d’élèves, etc.

Tant l’éducation que la scolarité sont des processus produisant des relations. Cependant, les différences entre elles sont fondamentales et cruciales. Dans le cas de l’école, les relations ne se créent pas, mais reproduisent comme des clones ce que disent les livres ou les guides d’apprentissage. Il s’agit seulement de relations préétablies qui se répètent. Il est évident qu’il ne s’agit pas de changer les faits historiques ni de nier la structure de la cellule, ni d’inventer une nouvelle géométrie, mais de la manière d’accéder à ces savoirs et de celle dont ils se recréent.

Les relations éducatives sont inédites dans l’expérience du sujet, bien qu’elles soient déjà établies par la culture, la science, l’art et la religion. Elles sont inédites parce que le sujet a fait l’expérience subjective du processus de recréation. Au sens strict, cela signifie que l’étudiant «découvre» ce que d’autres ont déjà découvert; à ce moment et à cet endroit, il se produit une «ouverture» de la compréhension, qui crée les conditions de découvertes heureuses et fortuites (Roberts 1992). Personne ne pourra anticiper les pensées de l’étudiant parce qu’il s’agit de relations possibles et non d’une répétition de relations préétablies.

L’éducateur devra aider l’élève à établir des critères lui permettant de choisir entre les différentes relations envisageables, qu’elles soient absurdes, étranges, faisables, probables, etc. Par décantation, les relations réalisables lui apparaîtront. Une fois engagé le processus de création de relations possibles, l’enseignant se retirera pour laisser le processus suivre son cours, les idées germant et se développant chez l’étudiant, à l’instar d’une goutte d’eau qui se forme lentement et, une fois prête, tombe au hasard (Gleik).

cela montre que l’éducation évolue du possible au probable, et du probable au réalisable, et explique par la même occasion pourquoi l’école ne peut rompre le cercle vicieux de ses résultats médiocres. Il est urgent de déscolariser l’école, c’est-à-dire de la réinventer en la débarrassant de tout ce qu’elle a de scolaire. À cet égard, je suis autant illichien3 que freirien. Il faut réinventer l’école en puisant aux sources de l’éducation. Pour le faire, nous disposons d’exemples extraordinaires dans toutes les expressions ethnoéducatives du monde (Calvo 1983). Dans ce sens, il ne reste plus qu’à s’en remettre à l’existence d’une propension à apprendre et une tendance à l’autoorganisation (Calvo 2004).

En rendant scolaires les processus éducatifs, l’école limite les relations à celles qui ont été préalablement établies et validées par les programmes scolaires, par exemple. Cela affecte notamment l’évaluation, qui tourne à la sanction et étend son empire au-delà des frontières de l’école, vers une société répressive. On a beau essayer de faire le contraire, l’évaluation scolaire continue de prendre en compte des produits et non des processus, et de sanctionner de différentes manières les élèves les moins bien évalués.

Tant que l’école ne se déscolarisera pas, elle continuera de reproduire des relations préétablies et de sanctionner l’erreur. Le jour où l’école, grâce à un changement paradigmatique, et pas seulement stratégique et méthodologique comme c’est le cas à l’heure actuelle, acceptera l’erreur sans la sanctionner d’aucune manière, la création sera possible. Pour l’heure, il n’y a pas de place à l’école pour l’ignorance, car on y considère l’ignorance comme une tare à éliminer.

Cependant, il convient de se demander comment éliminer l’ignorance constitutive du savoir même. Il suffit que celui qui sait pose innocemment la question la plus insignifiante qui soit pour que son savoir rapetisse et que son ignorance augmente considérablement. Il est bien évident que si la question est naïve, faite pour parvenir aux réponses préétablies, il n’y a plus de place pour l’ignorance à valeur pédagogique.

La relation savoir-ignorance dans la perspective scolaire mène à la relation linéaire entre superficialité et complication; dans la perspective éducative en revanche, cette relation nous amène à la relation paradoxale entre simplicité et complexité. Un élève peut apprendre que l’eau est constituée d’hydrogène et d’oxygène. Mais il suffit qu’il se demande pourquoi l’eau mouille pour que la complexité de la question se déploie sous ses yeux.

L’affirmation selon laquelle «paulo freire parlait portugnol» est superficielle pour qui ne s’intéresse pas à une quelconque de ses implications, que ce soit parce que la personne ne l’intéresse pas, ou qu’il ne comprend pas le sens du mot «portugnol», ou pour quelque autre raison que ce soit. Si cette même personne doit expliquer cette phrase, elle sera confrontée à la complication: elle s’enferrera toujours plus parce qu’elle ne saura pas quoi faire de chacun des éléments de la phrase, ni de cette phrase dans sa totalité.

Par contre, la même relation sera simple pour quelqu’un qui se demande ce dont il s’agit. Cette personne pourra répondre que cette phrase se réfère à un homme qui ne parlait pas espagnol et pas non plus portugais. Peu importe que cette réponse ou une autre soit correcte ou non: l’important, c’est qu’elle l’a recréée et ne se limite pas à la répéter. Quand on lui demandera d’expliquer cette réponse, on pourra lui demander comment elle pourra trouver qui est ou était cette personne s’appelant Paulo Freire, qui pourra la renseigner; peut-être trouvera-t-elle des informations sur Internet ou un ami aura-t-il des informations à lui donner, par exemple. Si on lui dit que freire parlait portugnol, elle pourra se demander qui parle cette langue: les hispanophones apprenant le portugais ou les lusophones apprenant l’espagnol? ou encore ces deux catégories de locuteurs? Son savoir rudimentaire et précaire se complexifie alors prodigieusement, sans qu’il y ait complication parce qu’elle est guidée par des questions qui construisent progressivement des critères de recherche.

 

«Je ne peux pas être enseignant si je n’arrive pas à prendre conscience de plus en plus clairement du fait que si ma démarche professionnelle ne peut pas être neutre, je dois la définir. Je dois adopter une position.» Freire

Il n’y a donc complication et superficialité que quand la personne ne sait pas manier les critères nécessaires à son orientation. À l’inverse, il y a simplicité et complexité quand ces critères existent ou s’inventent, qu’ils soient véridiques ou non. C’est là toute la différence. Malheureusement, comme à l’école, on vit dans l’obsession de la vérité, cette vérité; si élémentaire et simple se dérobe.

Cette différence ténue et subtile m’a été enseignée par Silvia López de Maturana, qui m’a ouvert les portes de la pensée de Reuven Feuerstein (1988, 1991), grâce auquel j’ai découvert comment étoffer et rendre plus fructueux le dialogue freirien.4 Un apprentissage que j’ai intégré de manière holistique, une bonne fois pour toutes, à ma formation freirienne. Cet apport m’a grandement facilité l’alphabétisation, la préparation d’instructeurs et mon enseignement universitaire régulier. J’ai appris à faire sauter les verrous mentaux qui entravent l’apprentissage et à construire les ponts permettant d’établir les relations possibles. Je sais désormais déterminer au niveau cognitif à quel moment une relation cesse d’être possible pour devenir probable.

Feuerstein m’a enseigné que l’éducateur est un médiateur qui fournit à l’élève des «expériences d’apprentissage médiatisé», en s’interposant entre l’élève et ce qui l’interpelle pour l’amener à comprendre que l’éducation consiste à lui donner les outils conceptuels qui lui permettront de réaliser la tâche en question.

Le médiateur est un spécialiste qui sait comment désentraver et guider; de plus, il sait par expérience que la volonté et l’intention d’enseigner sont certes nécessaires mais ne suffisent pas, si on ne connaît pas, ni ne comprend, ni ne maîtrise le développement des fonctions cognitives et des opérations mentales, ce qui est bien plus qu’être habile dans le maniement d’une technique d’instruction.5

Cette perspective a changé ma conception de la carence culturelle, comprise jusqu’il y a peu comme une conséquence de la pauvreté, grossière et aliénante. Vue sous cet angle, la pauvreté n’est pas en soi la condition du carencement culturel, mais la conséquence d’une carence en expériences d’apprentissage médiatisé. Il est fort probable que la personne résiliente soit celle qui a fait ce genre d’expériences. Dans cette situation, le sujet parvient par l’intermédiaire du pédagogue, de la mère ou d’un ami, à comprendre le monde en établissant des relations, en prenant conscience de ces relations et de leurs implications.

En fait, vues sous cet angle, les réponses ne sont pas ce qu’il y a de plus important, car bien que correctes, elles ne sont pas d’une grande utilité au sujet si ce dernier n’a pas compris par quel procédé il est parvenu à ces réponses. C’est pour cette raison que l’on constate une carence culturelle chez des personnes ayant un niveau scolaire élevé, voire de troisième cycle des universités: dirigeants politiques, religieux, cadres, artistes, etc.

Ce processus est aussi simple que complexe parce qu’il récupère les aspects éducatifs des processus d’enseignement. Éducateur et élève non seulement dialoguent au sens politique du terme, mais encore surmontent les limitations structurelles cognitives qui affectent la compréhension. De cette manière, on peut garantir à tout le monde qu’il apprendra. Il y a certainement des différences d’une personne à une autre, certaines personnes ayant des besoins éducatifs particuliers, parfois très importants, qui rendent difficiles certains apprentissages; mais cela relève plutôt de l’exception et requiert un traitement spécifique.

La présence du maître est subtile. On la perçoit, mais elle n’est pas pesante. On sait qu’elle est à portée de la main, mais elle laisse chacun libre de chercher. C’est de cette manière que Paulo a été présent dans ma vie, me guidant, me donnant des orientations et dialoguant avec moi, sans toutefois que sa présence ne m’écrase. Cependant, je me suis demandé comment penser distinctement de Freire, comment être moi-même et non pas quelqu’un qui répète ce que dit le maître, non qu’il cherche à s’imposer, mais parce que sa présence est si lumineuse qu’on court le risque d’être ébloui. Pour éviter cela, je me suis abstenu de lire Freire pendant une vingtaine d’années.

Néanmoins, si l’occasion se présentait de le côtoyer, j’étais disposé à le faire. J’ai eu quelques occasions, mais il ne m’a été aucune fois possible de le rencontrer. Dans les années 1970, je lui ai écrit parce que je souhaitais travailler avec lui en Guinée-Bissau et il m’a invité. Les circonstances de l’époque ont cependant rendu impossible notre rencontre. À une autre occasion, Francisco Vio m’invita à El Canelo et chez lui pour écouter Freire, qui venait au Chili pendant la dictature. Je n’ai pas pu le faire, parce que j’avais accepté quelques jours auparavant de participer à une causerie avec des étudiants en pédagogie différenciée venus de tout le Chili pour assister à un congrès estudiantin à l’université de La Serena. J’avais appris de mes parents et de Freire qu’un engagement engage celui qui le prend et que je ne pouvais m’en libérer, si forte mon envie de le faire fût-elle. La dernière occasion s’est présentée l’année du décès de Paulo. Silvia et moi, nous nous préparions à participer au congrès de recherche participative qui devait se tenir à Cartagena, en Colombie. Malheureusement pour tout le monde, Paulo est décédé quelques jours auparavant.

Bien que déplorant profondément ces rencontres manquées, je n’en ai pas été affecté parce que Paulo continuait d’être présent en moi. Alors que j’étais professeur invité à l’université de Valence, en Espagne, un jour de septembre 2000, j’ai aperçu par hasard l’affiche d’une rencontre internationale sur Paulo Freire organisée conjointement par le centre de ressources et formation continue (CREC – centro de recursos y educación continua) de la communauté de Valence, dirigé par Pep Aparicio, et par l’institut Paulo Freire du Brésil. Apparemment, le moment était venu pour moi d’une nouvelle rencontre avec le maître, décédé des années auparavant. À cette occasion, j’ai pu écouter d’éminents freiriens, comme Francisco Gutierrez ou Moacir Gadoti, parler de la validité de la pensée de Freire.

Tandis que je les écoutais, je dialoguais avec Freire. À ce moment précis, j’ai eu la certitude que pendant la période au cours de laquelle j’avais arrêté de le lire, j’avais développé ma propre pensée comme si j’avais été en dialogue permanent avec lui. Freire ne m’était pas étranger; au contraire, il m’était très proche. Cela a été comme la rencontre de deux amis qui ne se sont pas vus depuis des années, mais qui, au moment des retrouvailles, ont l’impression que le temps a été anéanti.

J’étais surpris par ses présentations et provocations dialogiques, tout en étant fasciné par le fait que ce que l’on disait de Freire m’était très proche, profondément mien, comme s’il s’agissait de l’objet de mes recherches pendant toutes ces années. J’ai découvert à ma grande surprise que, malgré les milliers de kilomètres et les décennies de lecture qui nous avaient séparés, Freire avait continué de me guider. J’en ai été frappé et fasciné.

L’expérience de Valence s’est répétée dans une rencontre à l’université de Jésuites (ITESO) de Guadalajara, au Mexique, organisée par Carlos Núñez et avec la participation d’Alipio Cassali et d’Ana María Saúl, entre autres. J’y ai de nouveau côtoyé Freire. Cette lecture a représenté la rencontre avec un ami de toujours, comme si le temps n’avait pas passé. En sa compagnie dialogique, je me sentais très bien. La lecture a été calme et stimulante.

«Dans l’école démocratique dont nous parlons, l’enseignant n’est pas le seul à enseigner, l’élève n’est pas le seul à apprendre et le directeur n’est pas le maître tout puissant.» Freire

L’aptitude de Freire à aller au cœur du sujet de manière directe6 me rafraîchit en même temps que je ne comprends pas ceux qui disent que Freire est obsolète. Au cours de ces lectures, je n’ai rien rencontré de «nouveau», non que Freire se répète, mais parce que j’étais parvenu automatiquement aux mêmes conclusions. Il ne s’agissait pas d’être d’accord sur tout, mais qu’il y ait complémentarité de nos développements sur l’éducation. Au bout de nombreuses années, maître et disciple avaient rendu explicite un dialogue qui avait été implicite pendant de longues années.

Freire, le pédagogue engagé et passionné, ne m’a pas enseigné des vérités. Il a fait ce que fait un maître: il m’a montré comment m’aventurer dans des chemins possibles, comment découvrir les chemins probables et comment exploiter les chemins réalisables.

Bibliographie

Calvo, Carlos. 1983. «¿Educación indígena o etnoeducación?» Éducation des Adultes et Développement (Allemagne), nº 21.

Calvo, Carlos. 1987a. «Haciendo educación y ciencia entre la sabiduría de la incertidumbre y la sabiduría de la certeza.» Revista de Tecnología Educativa, X(1):33-41.
Calvo, Carlos. 1987b. «Educación v/s escolarización». El Canelo, Revista Chilena de desarrollo local, 2(2)18-20, mars. calvo, carlos. 1988. «Carta a los estudiantes: el recuerdo inocente en la universidad». Universidad Católica de Temuco.

Calvo, Carlos. 1989. «De la utopía a la eutopía.» El Canelo, Revista Chilena de desarrollo local, 4(15)29-33, décembre.

Calvo, Carlos. 1989. «… esa canción que no enseñé». Revista Temas de Educación, Universidad de La Serena (Chili), 1er semestre, nº 1 et 2: 3-18. Calvo, Carlos. 1990. «Las inocentes preguntas del que (no) sabe.» El Canelo, Revista Chilena de desarrollo local, 5(21)6-8, novembre.

Calvo, Carlos. 1993. «el educador para el nuevo mundo». Proyecto Multinacional de Educación Básica (PRODEBAS – OEA et ministère de l’Éducación du Chili), bulletin nº 3:15-17, juillet.

Calvo, Carlos. 2002. «Complejidad, caos y educación». Revista de Ciencias de la Educación. Madrid, nº 190:227-245, avril – juin.

Calvo, Carlos. 2004. «Educació y propensió a aprendre i a ensenyar» (p. 71-93). en aparicio, pep (dir.): Ètica, complexitat i formació de persones adultes en una societat planetària. Edicions del CreC, Valence, Espagne, 2004 ISBN: 84-934152-2-7.

Calvo, Carlos. 2005. «la sutileza como germen educacional copernicano». En Osorio, Jorge (dir.): Ampliando los limites del Arco Iris: revisita a los nuevos paradigmas en desarrollo, educación y movimientos sociales. santiago: editorial universidad bolivariana.

Feuerstein, Reuven et al. 1988. Don’t accept me as I am: helping retarded performers to excel. New York: Plenum, 1988.

Feuerstein, Reuven et al. 1991. mediated learning experience (mle): theoretical, psy chosocial and learning implications. Londres: Freund Publishing House Ltd.

Gleik, James. caos. Editorial Seix Barral.

Morin, Edgar. 1999. Les sept savoirs nécessaires à l’éducacion du futur. Unesco.

Roberts, Royston. Descubrimientos accidentales en la ciencia. madrid: alianza editorial, 1992.

Notes 

1 NDT: Le portugnol (portuñol, en espagnol et portunhol, en portugais) est une langue hybride, fruit des contacts linguistiques entre l’espagnol et le portugais dans les régions où ces deux langues se trouvent en concurrence.

2 Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je me rappelle uniquement qu’elle était d’Antofagasta et qu’elle n’est pas revenue en cours l’année suivante.

3 Lorsqu’en 1984 Illich a exposé ses thèses à l’occasion du Congrès mondial des associations d’éducation comparée de Paris, l’auditoire l’a écouté en silence, comme il se doit, mais le silence qui s’est ensuivi a été encore plus impressionnant: personne n’a élevé d’objections contre son idée de déscolariser la société. Cependant, comme à l’accoutumée, la majorité de l’assistance a manifesté sa désapprobation dans les couloirs. J’ai été quant à moi frappé par la force de ses arguments et la faiblesse de ceux de ses contradicteurs. Cela m’a laissé une impression de satisfaction personnelle indélébile.

4 Les différences entre Feuerstein et Freire sont minimes et complémentaires, comme j’ai eu l’occasion de le vérifier, mais pour Alex Kozulin, directeur de recherches à l’ICELP (Centre international pour la promotion du potentiel d’apprentissage) et traducteur de Vygostky en anglais, vouloir les mettre en relation est une hérésie grossière, ainsi qu’il m’a répondu lorsque je suivais un de ses cours à l’ICELP (www.icelp.org) de Jérusalem.

5 Je suis tombé sur des élèves ayant en main une fiche sur un des instruments conçus par l’ICELP. Quand je leur ai demandé ce qu’ils faisaient avec cela, ils m’ont répondu qu’ils devaient compléter les figures et que, quand ils n’y arrivaient pas, le professeur les complétait sans grandes explications. Dans ce cas, il n’y a pas de médiation, mais plutôt une altération radicale et une ignorance grossière de la pensée et de la méthodologie de Feuerstein.

6 Je me rappelle qu’au cours de mes études de troisième cycle à l’université de Stanford, aux États-Unis, il a répondu à ma demande d’orientations pour ma thèse de doctorat en une seule page, directe, précise et assez amplement.

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